LETTRES D’AILLEURS
D’Argentine et d’Uruguay
Gauchos juifs, colonies juives, tango juif… l’histoire juive de l’Argentine et dans une moindre mesure celle de l’Uruguay fut au cœur du voyage organisé par le Cercle Wladimir Rabi de Strasbourg. Vous trouverez ci-dessous quelques lignes destinées à vous donner envie soit d’y aller (cf. 1 voyages Valiske), soit de découvrir des articles et des ouvrages littéraires ou documentaires (cf. 2 biblio) ou de vous précipiter à un spectacle de tango ou à la soirée argentine et uruguayenne que l’AACCE organisera au printemps prochain. A noter que ces trois possibilités ne sont pas exclusives… Le tango et le tango yiddish chanté par Lloica Czackis lors de la soirée vous donnera sûrement envie d’en savoir plus sur l’épopée juive en Argentine et de vous envoler vers ce pays dont les habitants, souvent immigrés, « descendent des bateaux »…
Un Groupe juif venu de partout
Mené par Ivan Bartolucci, un guide argentin agronome d’origine italienne vivant en France avec une compagne « Sépharade », Paule Ferran, née en Algérie, un juif polonais marié à Lloica Czackis, une Argentine juive et formidable chanteuse de tango et de yiddish, le groupe rassemblait des juifs français d’origine ashkénaze et sépharade et même des non juifs très proches du judaïsme. Pour une quinzaine de jours, se réalisait le rêve d’une rencontre de plusieurs associations juives laïques. Il y avait là des représentants (non officiels) venus des quatre coins de la France, de l’AACCE, des Jeunes Juifs Laïques, du Cercle Bernard Lazare, du Cercle Gaston Crémieux, de l’AJHL de Montpellier, du Cercle Wladimir Rabi de Strasbourg et de l’Association pour un judaïsme pluraliste de Grenoble, du Mouvement Juif Libéral français, des Randonneurs Juifs ainsi que des électrons libres… A l’évidence, une grande diversité qui a laissé en débat, la question du shabbat laïque, la primauté du Livre et même les prochaines élections en France. Bref, dans ce groupe de toutes tendances politiques confondues, on a fait la fête, dansé le tango et chanté. Il y avait ceux qui croyaient en la Torah, ceux qui n’y croyaient pas, ceux qui mangeaient cacher… Tous ont découvert avec émotion la saga singulière et méconnue de l’immigration juive en Argentine. Pour certains ce fut aussi la joie de retrouver des cousins, une amie de la famille et même un ancêtre dans le cimetière juif de Moisesville.
Mémoire juive
Les juifs n’ont eu le droit de vivre ouvertement en Argentine seulement à l’adoption de sa constitution en 1853 car l’Inquisition espagnole qui s’y appliquait également n’a été abolie qu’en 1813. Néanmoins, une première vague d’immigration juive suivit la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb en 1492 avec de nombreux Marranes portugais qui trouvèrent refuge dans les colonies américaines et furent soumis à la tyrannie inquisitoriale. Un roman La Geste du Marrane évoque l’histoire de Francisco da Silva, condamné à être brûlé vif, car revenu à la foi juive.
Une deuxième vague d’immigration arriva à la fin du dix-neuvième siècle, le gouvernement argentin ayant ouvert le pays aux européens, non par philanthropie mais pour peupler un territoire immense et insuffisamment exploité. Il y avait deux conditions, s’installer dans la Pampa pour y devenir agriculteur et accepter l’espagnol comme langue officielle. C’est ainsi que 6 millions d’Européens (Italiens, Espagnols, Suisses, Allemands de la Volga, Gallois…) dont un nombre important de Juifs d’Europe Centrale y immigrèrent en masse à partir de 1889. A cette date, l’Argentine comptait déjà 1.572 résidents Juifs dont des sépharades venus dans les années 1880, essentiellement du Maroc, de Syrie et de Turquie. Parlant l’espagnol, grâce à leur connaissance du judéo-espagnol, ils furent intégrés facilement et dispersés dans le pays comme commerçants. (cf. l’ouvrage d’Hélène Gutkowski qui a publié en espagnol, l’histoire de la communauté sépharade jusqu’en 1950).
L’histoire des juifs de l’Est est différente. Un philanthrope juif, le Baron Maurice de Hirsch, avait souhaité arracher les juifs de l’empire tsariste à leur triste sort et aux pogroms qui débutèrent après l’assassinat d’Alexandre II en 1881. Il donna la priorité à la colonisation de l’Argentine, qui pouvait être mise en œuvre dans l’immédiat, plutôt qu’à celle – prônée par Théodor Herzl – de la Palestine. (lire Le Moïse des Amériques – Vie et œuvres du munificent baron de Hirsch). La Jewish Colonization Association (JCA) fut ainsi créée en 1891 et a acheté de la terre en Argentine, au Brésil, au Canada, aux Etats-Unis pour installer des Juifs russes qui sont devenus fermiers et ouvriers agricoles. Ainsi, les premières implantations que nous avons d’ailleurs visitées se nomment Moisesville, Villa Clara, Villa Domínguez… Quelle émotion à découvrir leurs cimetières, les synagogues, musées et théâtre à l’architecture russe, les gares de chemins de fer où arrivaient les immigrants. Tout un monde conservé avec les moyens du bord et sans aide. À la mort de Hirsch en 1896, date de publication de L’État juif de Herzl, celle-ci possédait dans la pampa 100.000 hectares, qui accueillirent un millier de familles… Pour ces immigrés de l’empire tsariste, ce fut un tout nouveau mode de vie auquel ils durent s’adapter. Ils durent apprendre à monter à cheval et devinrent des gauchos juifs.
Il faut lire à ce sujet, Les Gauchos juifs, considéré dès sa parution comme un trésor de la littérature hispanique et salué par Jorge Luis Borges. C’est une suite de 25 petites nouvelles qui retracent la vie quotidienne des Juifs ukrainiens qui, pour échapper à la misère et aux persécutions, quittèrent leurs villages enneigés d’Europe orientale pour s’installer sur les étendues sauvages et rudes d’Argentine avec en tête un projet qui aujourd’hui paraît fou : bâtir une nouvelle Jérusalem. Alberto Gerchunoff dépeint le respect de la tradition et l’adaptation à de nouvelles règles de vie, le folklore yiddish mêlé au folklore criollo, le labeur quotidien, la moisson, les saisons qui passent, les émois amoureux, bref, la vie au jour le jour de ces hommes qui, partis pour cultiver les champs et se rapprocher de Dieu, furent à jamais transformés par les terres violentes et exigeantes du Nouveau Monde.
Il faut lire aussi El silencio de Malka, une bande dessinée qui reçut le prix de la meilleure bande dessinée étrangère au festival d’Angoulême. Elle décrit l’arrivée et la tentative d’installation comme colons agricoles, dans une pampa mythique dans laquelle survivent des pratiques magiques ancestrales. Il faut lire également le Ruffian moldave qui conte l’épopée de jeunes filles juives d’Europe centrale enrôlées de force par des proxénètes Juifs pour les bordels de la Pampa. Une organisation crapuleuse, Zwi Migdal, instaura un trafic d’esclaves blanches et juives pour satisfaire au mieux les demandes de la clientèle avec l’aval des forces de police argentines largement corrompues.
La JCA voulait installer 3.000 colons par an en Argentine mais l’ignorance du pays et le mauvais choix des administrateurs, ont fait échouer cet objectif. La mort prématurée du Baron de Hirsch en 1896 et la bureaucratie ont toutes deux empêché le programme d’atteindre les buts fixés par son fondateur. Pendant les 80 ans de l’existence de la JCA, environ 35.000 individus seulement se sont installés sur cette terre. La plupart abandonnèrent bientôt le programme. L’existence même du programme lui-même a déterminé les destinations de nombreux juifs polonais et russes qui grâce à de la JCA, connaissaient l’existence de l’Argentine et y ont immigré par leurs propres moyens ainsi que dans les autres pays d’Amérique latine. Certains avaient des parents là-bas et savaient qu’on pouvait y vivre librement et gagner sa vie. C’est ainsi que se sont formées les communautés juives du Brésil, de l’Uruguay et d’autres pays d’Amérique latine. L’Argentine était une des destinations principales des juifs Ashkénazes de Russie et de Pologne, mais aussi des Sépharades de Syrie, Turquie, et des îles de Rhodes. Il est arrivé un plus petit nombre de juifs marocains à partir de 1956. Ce sont les derniers immigrants juifs en Argentine.
A son apogée, pendant les années 1950, entre 400.000 et 500.000 habitants d’origine juive vivaient en Argentine. A cette époque, c’était l’une des plus importantes populations juives du monde et la deuxième plus grande de l’hémisphère ouest. Pendant la Shoah, le gouvernement argentin interdit l’entrée des Juifs. Malgré cette interdiction beaucoup de juifs arrivent à gagner Buenos Aires. Après 1945, le président Perón accueille des réfugiés nazis et de nombreux collaborateurs fascistes provenant de divers pays européens. Puis, dans les années 1970, ce fut une dictature militaire qui prit le pouvoir et de nombreux jeunes Juifs furent arrêtés pas seulement en raison de leur appartenance à des mouvements de gauche mais tout simplement parce qu’ils étaient juifs. Parmi les 15.000 personnes disparues au cours de ces années, on comptait 1.800 Juifs ; sur les 240 bébés enlevés à leurs parents emprisonnés, 21 étaient juifs. Par la suite, la communauté a subi l’effet traumatique de deux attentats terroristes : l’un contre l’ambassade d’Israël, le 17 mars 1992 (29 morts, dont 5 diplomates israéliens) et l’autre le 18 juillet 1994 contre le Centre communautaire de l’AMIA, (86 morts, Juifs pour la plupart). L’enquête sur les attentats est depuis des années dans l’impasse, bien que des informations concordantes désignent une filière iranienne.
Argentine 2006
Entre l’alya et l’assimilation, entre les dictatures et les crises économiques, la vie juive y continue même si l’Argentine n’est plus le grand centre de diffusion de la culture yiddish qu’elle était dans les années 1920-1950. Le monde yiddish, progressiste et laïque est encore présent mais avec une audience et des moyens limités ce qui ne semble moins le cas du monde sépharade. La communauté juive d’Argentine se caractérisait autrefois par un degré élevé d’organisation.et les mouvements de jeunesse entretenaient une activité soutenue. Au début du 20ème siècle, la vie culturelle de la communauté juive argentine est étroitement liée au développement des partis et groupuscules politiques juifs révolutionnaires. Les immigrants juifs apportent leurs activités culturelles, leur théâtre, leur presse et l’esprit mutualiste. Mais ces vingt dernières années ont été une période de déclin des institutions juives avec une crise financière et de pouvoir, certains responsables communautaires accusés de compromission avec le pouvoir politique.
Il semble y avoir aujourd’hui chez les juifs argentins une plus grande conscience de leur identité. Aujourd’hui, la communauté juive d’Argentine est la plus grande des communautés d’Amérique latine et la cinquième communauté diasporique (300.000 selon les dernières estimations). La plupart des Juifs argentins vivent dans la capitale, Buenos Aires et dans sa banlieue : en dehors de Buenos Aires, il reste une minorité de juifs dans les colonies, les principales communautés sont celles de Córdoba, Rosario, Tucumán et La Plata et dans une moindre mesure, Santa Fe, Mendoza, Mar del Plata, Corrientes…
Pont de la mémoire
Bien sûr, il y avait le tango, la découverte des colonies et de Buenos Aires et de sa vis foisonnante, la gentillesse des argentins… Mais comment ne pas au moins évoquer ces Mères et Grand Mères de la Place de Mai, ces disparus « ces héros sans tombes, ce silence assassin » comme l’écrit une artiste plasticienne que nous avons rencontrée, Viviana Ponieman, ces immenses bidonvilles, ces enfants chiffonniers. Comment ne pas parler de l’antisémitisme renaissant. Déjà, lors de la création des colonies, l’immigration juive agricole est présentée comme un danger. La récente crise économique et sociale voie des rumeurs attribuant les malheurs du pays à une conspiration et le conflit du Moyen Orient s’exporte là aussi. Les Juifs, inquiets, sont de plus en plus nombreux à faire leur Alya ou s’expatrient en Espagne, aux Etats-Unis… Et pourtant, ils s’estiment avant tout Argentins.
Monique Kreps
1) Valiske : Voyages autour du monde juif, Cercle W. Rabi (www.valiske.com)
2) Biblio : Diasporiques, Jacques Burko, déc. 2006 ; Le silence de Malka, Rubén Pellejero et Jorge Zentner, Casterman, 1996 ; Les gauchos juifs, Alberto Gerchunoff, Editions Stock, 2006 ; Le ruffian moldave, Edgardo Cozarinsky, Actes Sud, 2002 ; Le Moïse des Amériques – Vie et œuvres du munificent baron de Hirsch, Dominique Frischer, 2003.